Grand-père me disait que les orangers avaient des âmes…
Certains souvenirs s'accrochent à nous comme des ombres, silencieuses et indélébiles . Pas les grands événements, ceux-là parfois s’évanouissent dans les plis du temps, mais des fragments anodins qui persistent, comme un parfum fugace ou la texture d'un objet sous nos doigts. Pour moi, c'était le bruissement des feuilles d'oranger au crépuscule, dans le jardin de mon enfance à Casablanca. Mon grand-père me disait souvent que les orangers avaient des âmes. Je riais alors, bien sûr. Mais dans la gravité de sa voix, il y avait quelque chose qui m’échappait, quelque chose d’intangible, un mystère que je ne comprenais pas. Il ajoutait : « Les orangers ne parlent pas, mais ils écoutent tout. » Ces mots, à l’époque, n’avaient pas de sens. Pas jusqu’à ce matin-là.
J'étais de retour dans cette maison, celle où j'avais grandi, après des années à l'étranger. L'air du jardin semblait figé dans une autre époque, immuable malgré l'agitation de la ville. Les orangers, pourtant, avaient changé. Leur feuillage, dense et sombre, formait un dôme inquiétant, comme s'ils gardaient jalousement un secret. Ce fut en croisant leur ombre que tout commença. Une ombre plus lourde qu'elle n'aurait dû l'être, un frisson dans l'air. Ce n'était pas seulement l'ombre des branches. C'était autre chose, une présence qui semblait m'observer à travers les années. Sous l'un des orangers, je remarquai une petite boîte en bois, partiellement enfouie dans la terre. Je ne me souvenais pas l'avoir vue avant. Intriguée, je la ramassai. Elle était ornée de motifs berbères et dégageait une légère odeur de fleur d'oranger, comme si elle avait absorbé l'âme de l'arbre.
Je l'ouvris. A l'intérieur, il y avait un cahier jauni par le temps, rempli d'une écriture fine et élégante. Ce n'était pas de l'arabe moderne, mais un mélange de lettres anciennes et de dialectes que je ne pouvais pas déchiffrer. Pourtant, en tournant les pages, une phrase surgit dans mon esprit, claire comme une voix chuchotée à mon oreille : "Les orangers se souviennent." Les jours suivants, une obsession s’empara de moi. Chaque nuit, je rêvais de cet homme que je n’avais jamais vu, vêtu d’une djellaba blanche, arrosant les orangers sous un ciel d’étoiles. Ses gestes étaient lents, sacrés, comme une prière silencieuse. Dans ces rêves, je ressentais une paix profonde, mais à mon réveil, un malaise inexplicable me rongeait, comme si quelque chose de fondamental m’échappait.
Un soir, alors que la ville se perdait dans le crépuscule, je décidai de consulter ma tante,Farida, une femme respectée pour sa connaissance des traditions et des histoires ancestrales. Elle vivait dans une vieille maison du quartier des Habous, un endroit où chaque ruelle semblait imprégnée de secrets. Quand je lui montrai la boîte et le cahier, elle pâlit légèrement, mais un sourire mystérieux apparut sur ses lèvres.
- Ce que tu as trouvé, Yasmine, n'est pas un hasard, dit-elle en effleurant la couverture du cahier. Les orangers sont des gardiens. Ils retiennent ce que les hommes veulent oublier.
Elle me raconta alors une histoire étrange. Mon grand-père, bien avant ma naissance, avait eu un frère, Ahmed, dont personne ne parlait. Ahmed avait disparu un jour, sans laisser de trace, après une querelle dont les détails s'étaient perdus avec le temps. Certains disaient qu'il avait quitté Casablanca pour vivre dans les montagnes de l'Atlas. D'autres murmuraient qu'il avait simplement cessé d'exister, comme une flamme soufflée par le vent.
- Peut-être que ce cahier t'aidera à comprendre ce qui s'est passé, conclut-elle. Mais sois prudente. Les mémoires, comme les arbres, ont des racines profondes.
Ce soir-là, de retour chez moi, je pris le cahier et me plongeai dans ses pages. À mesure que je lisais, les mots semblaient se traduire dans mon esprit, comme si une voix intérieure me guidait. Ahmed y racontait sa vie, ses rêves, et surtout ses peurs. Il parlait d'un poids invisible qui l'écrasait, d'une ombre qu'il voyait parfois sous les orangers, une présence qui l'appelait dans un langage qu'il ne comprenait pas. La dernière page était écrite d'une main tremblante :
"Je vais enfin répondre à l'appel. Si quelqu'un lit ceci, sachez que je suis parti retrouver ma vérité."
Cette nuit-là, je ne dormis pas. L'idée qu'une vérité, aussi intangible soit-elle, puisse se cacher dans les racines des orangers, me hantait. À l'aube, je retournai dans le jardin avec une pelle. Je creusai sous les arbres, poussée par une impulsion que je ne contrôlais pas. Après plusieurs heures, je découvris quelque chose. Ce n'était pas un corps, ni un trésor. C'était une petite fiole en verre, contenant un liquide clair. Attache à son goulot, un bout de parchemin portait un mot unique : "Choisis." Je restai là, figée, incapable de comprendre. Que signifiait ce choix ? Devais-je boire le contenu de la fiole ? L'enterrer à nouveau ? Mon esprit, rationnel, voulait tout rejeter comme une hallucination. Mais une autre part de moi, plus intuitive, savait que ce moment était crucial.
Quand mes lèvres touchèrent la fiole, le monde bascula.
Je me retrouvai dans un Casablanca différent. Les rues étaient baignées d'une lumière dorée, et chaque détail, chaque son, semblait amplifié. Les visages des passants étaient flous, mais leurs regards me transperçaient. Sous les orangers, je vis Ahmed, assis en tailleur, un sourire paisible sur son visage.
_ Alors, Yasmine, tu es venue, dit-il doucement.
- Où suis-je ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? lui demandai-je.
Il pointa les orangers.
-Tu es dans l'entre-deux. Ici, le passé et le présent se rencontrent, et les choix que nous faisons définissent ce que nous devenons. Ces arbres sont nos racines, nos mémoires, mais aussi nos chaînes. À toi de décider si tu veux les garder.. ou les couper.
Je me réveillai dans mon jardin, la fiole brisée à mes pieds. Le silence des orangers m'enveloppait, et je compris que leur secret resterait en moi, indéchiffrable mais puissant.
Depuis ce jour, je les regarde avec un mélange de crainte et de gratitude, me demandant si, un jour, je trouverai le courage de couper leurs racines.