Il faut partir mais je reste figée devant la porte…

Si j’avais pu, je serais restée jusqu’à ce que tu reviennes. Cachée là dans ta chambre à t’attendre. Mais après plus d’une dizaine d’heures au fond de ton lit, la faim commence à ronger mon estomac. Je ne peux pas m’échapper plus longtemps, il faut rentrer chez moi. Alors je pose mes pieds nus sur le tapis, je passe le vieux t-shirt jaune délavé au-dessus de ma tête et m’empresse d’enfiler un jean et un pull avant de laisser pénétrer le froid qui s’attaque à ma colonne vertébrale. Je réunis les quelques affaires éparpillées dans la pièce avant de faire ton lit maladroitement. Mon estomac se tord. Il faut partir mais je reste figée devant la porte. Voilà à quoi se résument les dernières années de ma vie : passer des portes et attendre dans un coin de la pièce que quelqu’un revienne. Lorsque je n’en peux plus d’attendre, que je tourne en rond dans le bocal, je cherche la sortie. Je mets mes chaussures, j’emporte le sac à dos et je claque une porte dont je n’ai pas la clé. Sur le chemin, je me retourne quelques fois. Je sais mieux qu’avant, en déballant les cartons, que je ne resterai pas, que toute installation n’est que temporaire. Comme le dit Carmen, le personnage du roman pour ado que je relis nostalgiquement, le mot maison ne désigne plus un endroit mais un moment que je laisse inlassablement derrière moi. Je range mes affaires dans des valises. Je sème des indices sur les vies passées auxquelles j’ai renoncé. Je remballe mon petit cœur et j’essaie de me promettre de moins m’attacher. Je renonce peu à peu aux objets que j’ai jadis choisi de soigneusement empaqueter. Je ne reste pas.

Les deux battants grisâtres de la porte de l’internat, l’encadrement en crépis de la porte de la maison, le loquet interloquant de la porte du premier appartement, le verrou magnétique de celle de la résidence, les mauvais noms sur la porte en bois de la colocation et la porte au fond du couloir de ta maisonnette d’étudiant. Toutes se superposent et claquent simultanément, en même temps que mes talons sur le macadam. J’avance même si mes pas me pèsent. Je n’arrive pas à lever les yeux pour regarder devant moi alors je fixe la pointe de mes chaussures sur le trottoir. Mes pieds semblent téléguidés et me conduisent sans que je m’en aperçoive au bon endroit. Il faudra bientôt les reprogrammer. Changer les paramètres par défaut et reconfigurer le lieu de résidence. La maison où mes pieds machinalement me portent.

Je tourne difficilement la clé dans la serrure qui se grippe toujours autour de mon trousseau. La porte en bois de mauvaise qualité s’ouvre sur le lino et le chat qui m’attend. Je referme pour l’instant la porte derrière moi et retrouve sans plaisir les casseroles dans l’évier et la litière qui s’accroche à mes chaussettes une fois mes chaussures rangées dans le meuble de l’entrée. C’est le deuxième hiver, il est dix-sept heures passées et la nuit est déjà tombée. Je ne reste pas.

Je ressors, je réenfile mes baskets et je mets mes écouteurs. Je marche jusqu’à l’arrêt de métro en longeant les quais. Le ciel est gris et bas et le vent me pousse dans le dos. J’avance doucement sur les pavés mouillés, de peur de glisser, tandis que les lampadaires s’allument un à un. Quand le métro sort du tunnel, je tourne la tête vers la fenêtre pour observer les appartements qui défilent le long de la rame. Un homme assis à la table de la salle à manger est en train de regarder son ordinateur. Je ne l’aperçois qu’une fraction de seconde mais il me rappelle instantanément mon père et le bruit de sa souris d’ordinateur, assis devant la baie vitrée pour jeter un œil au coucher de soleil entre deux devis sur des machines allemandes aux mystérieux noms grecs. Lorsqu’il lève les yeux de son écran, il croise parfois le regard d’une vache intriguée qui l’observe en ruminant depuis l’autre côté de la vitre et il sourit. Ce soir, si la rame s’était arrêtée au niveau de la salle à manger de cet appartement, je me demande qui aurait joué le rôle de la vache dans le duel de regards à travers la baie vitrée. Je descends deux à deux les marches de l’escalier de la station. Le vent souffle plus fort et je serre les poings dans mon manteau trop large avant de presser le pas. Je longe d’abord la ligne de métro avant d’arriver au carrefour où je ne choisis jamais le bon passage piéton. Je me retrouve encore du mauvais côté de la route et j’attends que le feu passe au vert. Je longe ensuite le canal en guettant les canards mais il est déjà trop tard. Je traverse le petit pont en me demandant si des étudiants éméchés sont déjà tombés malgré eux dans ce petit plan d’eau stagnante. Je me faufile entre les vélos qui s’entassent devant l’entrée avant d’aller attendre l’ascenseur en espérant n’y croiser personne. Le verrou magnétique buzze avant de me laisser entrer dans l’appartement désert dont je rêve encore toutes les trois semaines. Je n’ai jamais rêvé du premier appartement. Je ne reste pas.

Je ressors. J'attrape une veste et je détache la petite brique verte argentée qui me sert de porte-clé. Je claque la porte derrière moi et je descends à pied les deux étages d’escaliers. Les chiffres du digicode soigneusement mémorisé se mélangent dans ma tête aussitôt le seuil de l’immeuble passé. Je monte dans le bus qui me tord à nouveau l’estomac dans les virages que je connais par cœur. Lorsque j’aperçois le panneau d’affichage du primeur, annonçant une réduction sur les glaces de la ferme, le pain frais et les pommes de terre, je me lève pour appuyer sur le bouton d’arrêt de l’autocar qui me laisse descendre, les jambes un peu engourdies, au rond point. Tout est étrangement petit. Toutes les routes portent le nom de la direction de la prochaine ville vers laquelle elles mènent. Les marronniers viennent d’être taillés et laissent apparaître des moignons et des nœuds aux formes inquiétantes. Je marche le kilomètre qui sépare la maison du centre du village et qui me sert d’unité de mesure depuis que je suis assez grande pour essayer d’évaluer les distances. Mon appartement actuel est à 731 allers-retours place de l’Eglise-Maison de mon ancienne résidence Erasmus. Le cheval et le poney m’attendent en haut de l’impasse. Je saute le muret en pierres beiges qui délimite la terrasse. Les petits conifères qui encadrent l’escalier de rondins de bois et de pavés mal désherbés me narguent en se tenant la main par un fil de toile d’araignées. Je contourne le massif depuis longtemps vide de fleurs et j’arrive devant le familier encadrement de crépis. Je suis devant la porte. Je n’entre pas. Je ne resterai pas.

Cyrielle Mandrin - Rentrer chez moi / France

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