Je ne me risquais à de la joie qu’avec beaucoup de précaution…
L’enthousiasme était tel dans le ventre qu’il y fermentait une nausée. Le train hennit, s’en allant au galop alors que le ciel, d’une manière disgracieuse, étage ses couleurs en longues trainées empilées. Bientôt, il ne restera plus que la farandole des phares de voiture, les reflets qui se dédoubleront sur les vitres. Pour l’instant : une luciole vrombit entre ma cage thoracique et mon ventre. Toute clarté extérieure s’est retirée à l’approche de la nuit, la luminescence est autre part : dans la vivacité du regard, dans le sourire, dans l’impatience, dans la voracité.
Le réveil se fait en terre tchèques. Les étangs abritent sous leurs eaux toute la mélancolie de l’âme humaine ; la végétation parait somnolente ou agitée, noctambule. Les arbres ont une gestuelle épouvantée. Un petit soleil point, nous le traversons si rapidement que c’est comme traverser une euphorie. Prague déploie ses toitures vert-de-gris, les boiseries noires patinées affublent les rigoureux marbres d’église. L’orgue, superbe, est mort d’ennui et baigne dans sa rouille. Plus loin, la terre a englouti les stèles du cimetière juif, le lierre mordille chaque pierre, emportant les flocons dans les profondeurs du sol. Ils disparaissent sans laisser de flaque. Eux et moi ne laisserons pas notre trace ici.
J’ai fait du chemin, on m’a invitée. Je serai repartie en un claquement de doigt. Je n’ai pas vu Pavel depuis un an. Lui, moi et d’autres nous étions entremêlés dans le long couloir de l’adolescence puis, abruptement, tous ont ouvert la porte du monde et moi je ne suis pas allée plus loin que mon palier.
Pour la soirée d’Halloween chez Pavel j’ai anticipé mes gestes, poli les détails de mes sujets de conversation, j’ai soigné chaque couture de ma robe. Des roses peintes en rouge bordent ma coiffure, as de cœur au corsage, rois agrafés pour ma jupe. J’ai reprisé l’idée que je me fais de l’évènement, j’ai recousu entre eux les fils de ma pensée pour la rendre sous son meilleur jour quand on me demandera comment je vais depuis le temps ou ce que je fais maitenant. Je ne sais pas encore que ma certitude de contrôle n’est qu’un symptôme éloquent de ma vulnérabilité.
Mon cou de cygne et ma peau de muguet brûlent ; je me préfigure des danses, et déjà la joie de retrouver les miens me fait l’effet d’une étreinte. J’échauffe mon cœur pour les embrassades à venir comme une petite danseuse met son pied dans l’élastique. Et puis, le visage d’Audric achève de m’emmêler les intestins. Plus jeunes, devenus intimes trop vite, nous avions tué dans l’œuf toute possibilité d’amour. Mais, alors même que j’étais avec un autre, un intérêt mutuel solide, une amitié ambigüe avait persisté. Déclaré trop tard, Audric nous plaça dans une situation sans issue. Alors, il partit faire ses études à l’étranger.
La sonnerie de Pavel me fit un effet si terrible que ce fût comme si son bruit avait fait s’écrouler l’immeuble. J’avais paradé avec ma robe pourpre et mon teint neigeux dans le vent praguois jusque-ici ; et chaque arbre, chaque maison que j’avais dépassé en train m’avait rapproché de ce moment. Sur mes yeux de faon poussaient des rayons gris dont le battement frapperait de plein fouet. J’entrerai, éclatante, irradiant en gaîté dans l’appartement lugubre de Zizkov. Audric avalerait des étoiles en buvant mes paroles, mon enthousiasme serait contagieux. Tout ça prévoyaient de faire tomber à la renverse. Pourtant, mon oreille tressaillit en entendant un faible fond de musique indistinct. Outrepassant l’encadrement de la porte, un agglomérat de petites déceptions se formait en moi à mesure que mon regard se posait partout : pas de brouhaha, pas une bouteille entamée, pas un ami trop tôt ivre, pas de chants, pas de voisin qui se plaigne, beaucoup d’absents. On n’aurait pas imaginé qu’il puisse y avoir ici âme qui vive. Et surtout, pas de costumes. L’originalité avait déserté ; aucun trait d’esprit ou d’humour en perspective. La pièce était vide de cet inattendu que j’avais attendu de pied ferme. J’entrais comme une jacinthe sanglante dans le salon. Le regard allait des hanches courbes comme un bulbe aux fleurs carmin des mèches rebelles avec une complète indifférence. Je redoutais que, d’un instant à l’autre, cet état se change en moquerie.
J’entrais ensuite dans une chambre où étaient avachis Audric et deux amis. On me salua avec une insoutenable mollesse. Je me sentais si gauche que ce fût comme si j’avais aspiré toute la gravité en entrant. Les trois désœuvrés se parlaient à peine, enroulés dans la spirale de leurs écrans blancs. J’essayais de rebattre les cartes, de trouver une issue ; le jeu était fait pourtant. Déboussolée, le cœur battant, je m’adressais à Audric. L’échec fut cuisant. Il leva un regard inattentif vers moi, ne prit pas la peine de sourire, et répondit en lieux communs, refermant la conversation comme on rabat un rideau devant un voisin trop curieux. Tous étaient absents, et cet état d’absence qui aurait dû les défigurer ne semblait pas avoir déchaussé le moindre trait de visage. Je cherchais une raison à mon désarroi, une manifestation quelconque, mais tous les visages étaient demeurés inchangés, ni plus marqués, ni plus hostiles, seulement refermés par le temps.
Les secondes s’égouttèrent longuement. En moins de dix minutes l’atmosphère devint irrespirable. J’étais venue sur une planète étrangère sans scaphandre. J’avais bien tenté d’ouvrir une bouteille, d’entraîner quelqu’un sur la musique, mais chaque tentative me faisant passer pour plus grotesque que la précédente, je ne me risquais à de la joie qu’avec beaucoup de précaution. Devant ce manque évident de bonne volonté, je sentais peu à peu ma conviction s’étioler. Toute œillade du côté d’Audric restait sans réponse. Au contact de ces liens que je découvrais interrompus, toute énergie s’affaissait en moi.
Voilà donc ce qui me reconduit dehors. Furieuse, je voulais arracher les panneaux publicitaires, rentrer à pied, me perdre. J’avais soif de désorientation, j’étais affamée de chaleur humaine. La lumière effleurait les rives de la Vltava. Les tramways avançaient mécaniquement, les néons brillaient avec constance. Tout ce figé contrastait trop fort avec l’inconstance des sentiments humains. Face à l’île Kampa, je sentais, irritée, que ce soir pourtant j’avais eu de l’imprévu. J’avais eu un bouleversement, mais il avait un goût acre, qui me déroutait. Le vent troublait l’eau qui mouillait mes yeux, comme deux barques qui prennent l’eau. Je m’en prenais à moi-même pour ma vanité, et je m’en prenais à eux de n’avoir pas su dissocier l’insignifiant de l’incontournable. Ce soir, j’avais traversé une déception ; et les contreforts du château, les collines, les ponts grandioses ne me seraient d’aucun secours. J’attendais que le jour arrive, ou que quelqu’un vienne. J’étais résolue à attendre que l’exceptionnel vienne me trouver. Bien sûr, l’aube arriva seule, et, plus tard, je me suis longtemps blâmée d’être restée sur cette rive toute la nuit.