Je ne ferai plus jamais confiance aux chats…
Quand Derry a disparu ce matin-là, je n’y ai pas prêté attention. Les chats disparaissent souvent ; un jour, ils s’éclipsent et réapparaissent des heures, parfois des jours plus tard.
Quand la journée s’est écoulée sans qu’il ne montre le bout de son nez, je ne me suis pas inquiétée. J’ai déposé une assiette de croquettes devant la porte et ajouté un gros bol de lait en me disant qu’il ne mourrait pas de faim s’il rentrait pendant la nuit, puis je suis allée dormir.
Mais au matin, le bol de lait était intact, les croquettes aussi, et toujours aucune trace de Derry. Après avoir rangé, pris mon petit déjeuner et préparé mes affaires, j’ai entrouvert la fenêtre avant de partir au travail, pensant qu’il pourrait rentrer pendant mon absence.
En revenant le soir, toujours rien. L’inquiétude a commencé à me ronger. Où était-il ? Ce n’était pas la première fois qu’il disparaissait, mais il revenait toujours. Avait-il été percuté par une voiture ? J’ai décidé d’enquêter le lendemain.
Le jour suivant, toujours pas de Derry. Lorsque j’ai demandé autour de moi, on m’a répondu qu’aucun animal n’avait été renversé. On m’a même demandé si Derry portait un collier, et j’ai répondu que oui : mon nom et mon numéro de téléphone y étaient inscrits. «Alors pas d'inquiétude,» m’a-t-on dit. «Quelqu’un appellera sûrement si Derry s’est perdu.»
J’ai attendu, de plus en plus inquiète. Les jours se sont transformés en semaines, puis en un mois. Je ne tenais plus en place. Cela faisait presque neuf ans que Derry vivait à mes côtés, et je n’étais pas prête à le perdre ainsi. Sa présence familière m’était devenue indispensable, son absence pesante. Deux mois ont passé, et toujours rien. J’ai commencé à accepter l’idée que Derry avait peut-être disparu pour de bon. Peut-être était-il mort.
Près de trois mois après sa disparition, j’ai fini par me rendre à une animalerie, prête à adopter un nouveau chat. Les papiers étaient faits, et je devais le récupérer le lendemain, après ses vaccins. Mais lorsque je suis rentrée chez moi, satisfaite à l’idée d’avoir un nouvel animal de compagnie, j’ai poussé un cri en voyant Derry, assis sur le perron.
Je savais que c’était lui. Son pelage noir et blanc, ses pattes arquées et sa mine renfrognée... Il portait même son collier, caché sous une épaisse touffe de poils. Je l’ai pris dans mes bras, et il a miaulé de satisfaction tandis que je le caressais. Je l’ai ramené à l’intérieur pour lui préparer des croquettes, me disant que je prendrais le nouveau chat quand même. Peut-être que Derry serait moins seul, et qu’il n’aurait plus besoin de courir les femelles pendant des mois. C’était, en tout cas, ce que je supposais.
En revenant au salon, je n’ai trouvé aucune trace de Derry. Je l’ai cherché, puis je l’ai aperçu de nouveau sur le perron, fixant le portail. Quand je l’ai appelé, il s’est tourné vers moi, et j’ai frissonné: ses yeux, normalement dorés, étaient noirs comme la nuit. J’ai cligné les paupières, et ils étaient redevenus normaux. Perturbée, je lui ai donné ses croquettes et bloqué toutes les issues avant de dormir, bien décidée à ne plus le laisser partir.
Mais le lendemain matin, une onde glaciale m’a parcouru en le voyant de nouveau sur le perron, fixant le portail. Et quand il a tourné ses yeux vers moi, j’ai vu la même noirceur profonde, le même regard impénétrable. Il me semblait même qu’il souriait.
J’ai décidé de l’amener à l’animalerie pour un examen, et d'en profiter pour prendre mon nouveau chaton. «Il est tout à fait normal, aucune maladie,» m’a-t-on dit en me le rendant. Pourtant, dans la voiture, j’ai gardé le petit chaton que j’avais adopté sur mes genoux, car Derry le fixait d’un regard glacial, et je n’aimais pas cette lueur ténébreuse dans ses yeux. Il n’a pas quitté le chaton du regard jusqu’à la maison. Brusquement, j’ai commencé à avoir peur de lui.
Cette nuit-là, j’ai dormi avec le chaton dans ma chambre et enfermé Derry dans le placard. Au réveil, je n’ai pas pu retenir un hurlement : mon lit était couvert de sang et de restes d’organes écrasés comme sous un pied géant. Le chaton était méconnaissable.
J’ai trouvé Derry sur le perron, fixant le portail. Il léchait ses pattes rougies de sang , et quand il m’a regardé, ses yeux étaient noirs comme la nuit. Terrifiée, je suis retournée en courant dans ma chambre. Mais il était là, sur mon lit. Il m’a lancé un regard impérieux. Je ne savais pas quoi faire, alors je me suis dépêchée de lui servir ses croquettes, qu’il a ignorées.
Il me suivait partout dans la maison. Partout où j’allais, il était là, à me fixer, comme en attente. Je ne supportais plus de rester là, alors je me suis dépêché de m’habiller pour sortir.
Après mon travail, j’étais terrifié à l'idée de rentrer chez moi. Mais je me suis ressaisie. Ce n’était qu’un chat. Il avait peut-être trouvé un moyen inconnu pour sortir de la maison et y entrer, il avait peut-être un problème avec ses yeux, il avait peut-être tué le chaton par accident.
Ma raison s'est chargée de trouver des excuses, et de nouveau, je me suis retrouvé chez moi, avec Derry sur le perron, en train de me fixer sans bouger. Il y avait une multitude de souris près de lui, mais il n y prêtait aucune attention. Son regard de nuit était braqué sur moi, sans vaciller.
Au plus profond de moi, j’ai senti que je ne devais pas rester ici cette nuit. J'ai essayé d'ouvrir la portière de ma voiture, mais elle n’a pas bougé d’un pouce, et quand j’ai regardé vers la maison, Derry n’était plus sur le perron, mais à 10 mètres de moi, et il me regardait de ses yeux noirs comme la nuit.
J’ai paniqué, j’ai tiré la portière de toutes mes forces, mais rien à faire, et un regard m'a appris que Derry était maintenant assis à cinq mètres de moi. Ses griffes tranchaient l’herbe. J’ai couru vers le portail, le cœur battant à tout rompre. J’ai essayé de l’ouvrir, mais il n’a pas non plus bougé. Derry était à trois mètres de moi, et il avait triplé de taille. Ses yeux étaient devenus un puits de ténèbres sans fond, ses griffes pointues s’enfonçaient dans le béton comme dans du beurre.
J’ai hurlé, j’ai essayé de fuir, mais quand j’ai regardé autour de moi, des milliers de souris me fixaient avec un air moqueur. Ils étaient partout. Sur les murs, sur le toit, et même sur le portail.
Derry était maintenant presque aussi grand que moi, et nous n’étions plus séparés que par quelques centimètres.
Il a ouvert sa mâchoire si grande que je ne voyais plus que ça.
Les ténèbres tourbillonnaient à l’intérieur, et des centaines de dents de fer jaillissaient de toutes parts.
Je n’ai même pas eu le temps de crier.
Je ne le sus jamais, mais il avait dévoré ma tête et laissé mon corps décapité devant le portail.
La dernière pensée que j’ai eu est que je ne ferais plus jamais confiance aux chats.